Face à l’ampleur du commerce et de l’exportation d’armes au sein de l’Union européenne, cette dernière fait preuve d’un gigantesque laxisme législatif aux répercussions dramatiques à travers le monde. De nombreuses voix affirment qu’il faut “faire quelque chose” contre ces conflits et violences qui ne cessent de s’amplifier et de se multiplier. Agir pour la Paix et Vredesactie vous invitent à faire pression sur l’Union européenne afin qu’elle rende impossible l’exportation d’armes à des milices et armées douteuses. Si nous voulons la paix, commençons par stopper ce commerce des armes.
Personne ne pourra le nier : ces derniers mois furent le théâtre des horreurs de la guerre. En Europe, le commerce des armes profite à plusieurs régimes autoritaires. La présence d’armes européennes dans des conflits qui violent les Droits Humains est monnaie courante. Sur les cinquante-et-un régimes qui furent étiquetés en 2012 comme “autoritaires” par l’indice démocratique de l’Economist Intelligence Unit, quarante-trois ont pu acheter des armes dans l’Union européenne.
Quelques chiffres horrifiants
Parmi les quinze plus grandes entreprises d’armement à travers le monde, cinq sont européennes: BAE Systems, EADS, Finmeccanica, Thales et Safran. L’industrie européenne de l’armement affichait en 2012 un chiffre d’affaires atteignant les 96 milliards d’euros, dont près de 40 milliards destinés à l’exportation. L’exportation d’armes est donc une activité lucrative, essentielle à la rentabilité de l’industrie européenne de la défense. En 2012, les pays européens ont délivré 47 868 licences d’exportation, tandis que 459 seulement ont été refusées. Si les chiffres donnent une idée de l’exportation minimale, on peut néanmoins soupçonner que la réalité dépasse ces chiffres.
En 2011, l’année du Printemps arabe, le bilan des licences d’exportations d’armes européennes a atteint neuf milliards, soit deux fois plus qu’en 2007. L’Arabie Saoudite est de loin le plus grand marché. En cinq ans, les États membres de l’UE ont vendu aux Saoudiens pour plus de dix milliards de dollars d’armement. Or, on sait que ce pays est une plaque tournante d’approvisionnement en armes qui profite à des réseaux djihadistes régionaux. Une grande partie de ces armes qui étaient destinées à l’Arabie Saoudite pour renforcer l’opposition syrienne, est tombée dans les mains de groupes radicaux tels que Daesh. La preuve qu’une politique européenne trop laxiste en matière d’exportation d’armes peut agir comme un catalyseur dans plusieurs conflits mondiaux.
L’absence de législation
L’Union européenne est décrite comme un projet civil dans lequel la paix figure en leitmotiv. Mais ce projet semble être de moins en moins conforme à la réalité. L’Europe est l’un des plus grands exportateurs d’armes dans le monde. Certaines des plus grandes entreprises de défense siègent en Europe. Le marché de l’armement, auquel se livrent les différents pays membres de l’UE, est un marché ouvert comme tout autre marché. Les entreprises peuvent alors facilement exporter des armes d’un pays européen à un autre. De plus, l’UE n’impose aucun critère applicable aux exportations d’armes vers les pays extérieurs. Conséquence: les entreprises européennes d’armement bénéficient de réglementations souples lorsqu’elles exportent des armes depuis des Etats membres vers des pays situés en dehors de l’Union européenne. Ceci est l’une des grandes victoires des nombreux lobbyistes qui travaillent pour le compte d’industries de l’armement.
Quand l’économie passe avant les principes
En 2008, les États membres de l’UE se sont accordés sur une position commune en matière d’exportation d’armes. Lors de la procédure de l’octroi des permis d’exportation par les gouvernements nationaux, les États se sont mis d’accord sur huit critères à prendre en considération. Par exemple : éviter d’éventuelles violations des Droits Humains, éviter d’embraser des conflits ou éviter que les armes ne tombent dans de mauvaises mains. Tous ces critères sont extrêmement abstraits et minimalistes, ce qui les rend non-applicables devant les tribunaux. De ce fait, une politique européenne qui vise à renforcer son industrie de l’armement s’avère parfaitement compatible avec ce néant législatif. Il est alors facile, d’une part de prétendre à de vagues principes de liberté et de démocratie, et d’autre part, de booster la compétitivité des entreprises d’armement privées…
Cette tentative d’harmonisation européenne ne fait pas le poids devant l’ampleur et la puissance du marché de la défense. Après les vagues de fusions aux États-Unis dans les années ’90, le secteur européen de la défense a connu une réelle expansion. A cette époque, les contrôles des exportations d’armes internes à l’U.E. freinaient considérablement le développement du secteur et de son marketing. Par la suite, l’Union européenne a facilité la coopération à travers les frontières nationales et la libéralisation du marché intérieur de la défense. Les contrôles à l’exportation faisaient l’objet en 2009 d’une directive européenne qui s’est assouplie plus qu’elle ne s’est renforcée.
Actuellement pour le commerce intra-européen, les entreprises de défense ne doivent plus obtenir de permis distincts. Il leur suffit d’enregistrer elles-mêmes leurs exportations dans un registre qui pourrait faire l’objet d’une potentielle inspection rétroactive. Or, seuls les bénéficiaires immédiats sont soumis à ce registre, laissant de côté tous les bénéficiaires indirects. Aucune information sur les utilisateurs finaux ne figure dans ce registre. Les autorités européennes n’ont alors aucun outil de traçabilité pour savoir entre quelles mains tombent ces armes.
Les mailles sont plus grandes que le filet
Puisque la politique commune sur l’exportation d’armes et la mise en application de règles contraignantes sont quasi inexistantes en Europe, la porte est grande ouverte à toutes sortes de manœuvres et de contournements par les États membres. Les règles nationales d’exportation peuvent être facilement contournées grâce à la flexibilité des transits rendus possibles par cette législation laxiste. Il n’est donc pas surprenant que les armes fabriquées en Europe aboutissent dans des réseaux clandestins et des régimes douteux.
En Flandre, par exemple, on ignore à qui étaient destinés les deux tiers de la totalité des exportations. Les seuls utilisateurs connus sont pour la plupart des entreprises étrangères installées dans l’un des États membres de l’UE. Exporter de la technologie à finalité militaire ne requiert aucun permis car cette technologie pourrait également avoir une finalité civile. En effet, ce “double usage” laisse un doute quant à la réelle finalité de la livraison. Ceci permet à des produits militaires, ayant éventuellement des applications civiles, de disparaître complètement du radar.
Les institutions européennes ouvrent leurs portes aux lobbyistes
Le projet européen initial fondé sur l’idéal de la paix et la démocratie s’éclipse à mesure que se développe le secteur militaro-industriel. Sous l’influence de quelques puissantes multinationales, l’uniformisation du marché européen de l’armement est entrée en vigueur, ceci dans le but d’affaiblir un grand nombre d’entreprises concurrentes. Durant le processus d’élaboration de la directive européenne qui a rendu possible cette uniformisation, la Commission européenne a consulté des représentants des entreprises d’armement tels que EADS, BAE Systems, Thales et Finmeccanica. L’agence européenne de l’industrie de la défense (ASD) a, pour sa part, été très active dans la concertation, allant jusqu’à modifier la directive.
Dans les coulisses de Bruxelles, les industriels de l’armement entretiennent des liens étroits avec de nombreux décideurs politiques. Afin de maintenir en permanence une influence sur les politiciens, les industries de l’armement emploient de nombreux lobbyistes dont le travail consiste à tisser des liens avec les politiciens, leur insuffler des politiques toutes faites, bénéficier de fonds publics, affaiblir l’opposition, etc. Ceci, bien sûr le plus souvent à huis clos, donc de manière totalement anti-démocratique.
Puisqu’il n’y a pas de véritable politique européenne en matière de politique étrangère et de sécurité, l’industrie de l’armement s’infiltre, par l’intermédiaire de ses lobbyistes, dans les couloirs des institutions européennes. Elle fait alors valoir sa propre politique, à savoir “la nécessité d’une industrie de l’armement forte et compétitive”.
Pour y parvenir, ces lobbyistes usent de l’un de leurs outils les plus efficaces : les “revolving doors”. Appelé en français “les portes tournantes”, ce mécanisme consiste à engager d’anciens décideurs politiques pour qu’ils facilitent le lobbying au profit de l’industrie de l’armement. Ou au contraire, à introduire des acteurs de l’industrie de l’armement dans la politique européenne. Ceci permet donc à ces groupes d’intérêts d’avoir un accès préférentiel au cœur du processus de prise de décision européenne. De cette façon, l’industrie de l’armement assure la prise en compte de ses intérêts commerciaux en avançant son argument préféré : “ce qui est bon pour les affaires est bon pour tout le monde”. Or, s’il y a bien un secteur qui peut difficilement affirmer que son business est bon pour tout le monde, c’est bien celui de l’armement…
Tant qu’il n’y aura pas une réelle volonté politique de renforcer les critères de contrôle du commerce des armes et de les rendre exécutoires devant les tribunaux, l’Europe n’aura aucune crédibilité en tant que projet de paix. Il est donc grand temps que les décideurs européens, nationaux et régionaux s’y attellent de toute urgence.
Tom Cox
Traduit du néerlandais par C. Lepoivre